TRANSMISSION :
TRANSGRESSION ou IDENTIFICATION
Je souhaite illustrer mon propos sur ce thème de la transmission en prenant un exemple tiré
d’une interview publiée dans Psychologies Magazine n° 309 entre le magazine et David Servan-Schreiber :
Tu sembles avoir une grande force en toi, qui t’a permis, sans doute, de mener tous tes combats. Sais-tu d’où elle te vient ?
D.S.-S. : Si c’est vrai, elle me vient de mon père.
Penses-tu particulièrement à lui aujourd’hui ?
D.S.-S. : Oui. Il y a une photo de lui là, sur le mur. On se regarde souvent…. Il a toujours eu des attentes assez exigeantes à mon égard. Cela me rassure de les remplir. C’est un peu comme aller mettre des cierges dans les bons endroits.
Dirais-tu que tu t’identifies à lui en ce moment ?
D.S.-S. : Fatalement. J’habite l’appartement dans lequel il a vécu toute sa maladie, je suis assis sur le fauteuil où il était assis, j’ai la même canne, je porte les mêmes chaussures, je suis assis à la même place à table, je regarde les mêmes films… Cela me procure un sentiment de continuité.
Dans ce que tu vis, es-tu davantage centré sur toi ou porté par cette dimension de transmission ?
D.S.-S. :Je suis très porté par cette dimension-là, mais j’ai décidé de m’en méfier un peu. Parce qu’il faut vivre ce que l’on vit, et non pas vivre uniquement pour transmettre.
Que signifie transmettre ?
Il existe plusieurs types de transmission :
- la transmission du savoir,
- la transmission des valeurs.
Dans le cas qui nous préoccupe ici il s’agit de transmettre des valeurs or les valeurs morales ne se transmettent pas de la même manière que se transmettent les connaissances intellectuelles. Les valeurs morales se transmettent par l’exemple et à l’insu du transmetteur et le savoir se transmet délibérément au moyen des supports propres à l’enseignement.
Les valeurs morales universellement connues sous le nom des10 commandements sont apprises depuis plus de 3000 ans : tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin, les biens de ton voisin, etc… comme on apprend les mathématiques, l’histoire et la géographie. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que l’apprentissage de ces valeurs n’ait pas vraiment porté ses fruits. Nous sommes là en présence d’une transmission intellectuelle qui aura peut-être permis à l’humanité de ne pas s’être encore auto-détruite, mais ce n’est pas ce que l’on pouvait espérer de mieux.
De même qu’il convient de différencier le savoir de la connaissance, il faut savoir faire la différence entre la notion d’apprentissage et la notion de transmission
Le savoir est souvent improprement appelé « connaissance intellectuelle ». Or, l’étymologie du concept de « connaissance » est autre. Connaître c’est co-naître, c’est-à-dire, naître avec. Soit, une autre manière de dire : naître à moi-même avec l’expérience qui m’est donnée à vivre. Il faut comprendre et intégrer les leçons que la vie nous présente afin d’en tirer un sens qui nous permette de naître à nous-mêmes, de nous co-naître.
Donc, nous résumons :
- un apprentissage du savoir pour participer à l’évolution de la science et des techniques : c’est l’Ecole.
- une transmission des valeurs par des êtres qui vivent les valeurs morales : c’est la qualité d’Etre du professeur.
Pour une évolution harmonieuse, les deux devraient, idéalement, co-exister. Car
comme le disait Rabelais : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». L’un doit accompagner l’autre si nous voulons rester équilibrés et éloigner de nous le risque de la violence et de la destruction.
Quand dans l’interview David Servan-Schreiber dit : Je suis très porté par cette dimension-là, (de la transmission) mais j’ai décidé de m’en méfier un peu. Parce qu’il faut vivre ce que l’on vit, et non pas vivre uniquement pour transmettre.
Il comprend sans le dire et en le nommant faussement que c’est le fait de vivre, tout simplement, qui est le support de la transmission. Et si nous voulons transmettre de bonnes choses il faut que la qualité de nos vies soit bonne. Plus nous vivrons bien, qualitativement parlant, éthiquement parlant, plus nous transmettrons (à l’insu de notre intellect) de bonnes choses à nos enfants, à nos proches, à l’humanité.
Comment développer la qualité de nos vies ?
Si le savoir intellectuel est facile à transmettre, la connaissance, quant à elle, s’acquiert beaucoup plus difficilement.
Un enfant que l’on oblige à aller à l’école contre son gré finira bien par acquérir quelques éléments de savoir mais on ne pourra pas l’obliger à être une bonne personne.
Le professeur est chargé d’enseigner les différents savoirs auxquels nous avons choisi d’avoir accès mais, de tradition, la transmission de la connaissance sera du domaine des religieux.
Il existe deux types de religieux : les leaders et les mystiques. Les leaders nous apprennent la religion comme s’il s’agissait d’un savoir et les mystiques vivent une vie éthique à laquelle nous n’avons pas accès.
Comment trouver son chemin personnel entre ces deux positions ?
Le Judaïsme est un mode de vie personnel qui allie les deux : le savoir et la connaissance. L’apprentissage des textes, de la Torah et l’accomplissement de l’enseignement dans la vie quotidienne.
Mais tout le monde n’est pas juif ; de même, tout juif n’est pas forcément dans la conscience de la nécessité de cette reliaison intérieure et bien souvent les choses se bornent à l’apprentissage de la Torah. Pourtant toutes les fêtes et toutes les mitsvot s’emploient à nous aider dans l’intégration des valeurs morales mais cela reste un parcours très personnel, nécessitant une motivation très personnelle, ou une intuition très forte.
Par le passé les valeurs morales étaient imposées par la peur et la coercition. Cette manière de faire était habituelle il y a encore 50 ans. Aujourd’hui, les parents réagissent contre la coercition et se croient souvent plus évolués et libérés des conséquences négatives d’une telle éducation. Pourtant il n’en est rien car l’instauration d’une permissivité au nom de « il faut permettre à l’enfant d’exprimer sa créativité » a des conséquences identiques à la coercition, à savoir : la violence.
Les conséquences sont identiques car le fonctionnement psychique est ainsi fait qu’on ne peut remplacer une attitude par son contraire. En effet, il faut être « en vérité » et non pas « en réaction contre » ou « en identification avec ».
« Etre en vérité » cela signifie que nous avons compris les tenants et les aboutissants d’une certaine situation et que nous savons ajuster notre attitude à la spécificité de la relation avec l’autre, dans l’ici-et-maintenant.
« Etre en vérité » consiste à remplacer la morale par l’éthique, c’est-à-dire passer d’un copier/coller à une attitude ajustée à la réalité du moment, en toute relativité.
Comment travailler à être « en vérité » et non « en réaction contre » ou en « identification avec » ?
La première étape sera de comprendre le fonctionnement de notre psychisme et donc, pour cela, d’avoir recours à notre intellect.
Comprendre que là où nous rencontrons une difficulté il s’agit de la répétition d’une attitude fausse. Cette attitude fausse est une attitude connue, habituelle, souvent partagée par la plupart des gens ; elle n’en reste pas moins fausse pour autant.
Il va donc falloir remplacer l’attitude à laquelle nous sommes habitués, souvent depuis plusieurs générations, par une attitude nouvelle, ajustée à la réalité présente.
Cela ne s’opère pas sans peur, sans culpabilité, sans sentiment d’être infidèle à une lignée généalogique ou à nos proches. Pourtant si nous voulons nous construire dans une harmonie relationnelle à soi et aux autres, il faudra bien en passer par là.
Pour trouver et adapter cette attitude nouvelle il faudra comprendre plusieurs choses :
- comprendre que la difficulté rencontrée est la réactualisation d’une situation passée,
- comprendre que les griefs que nous exprimons sur : l’autre, la situation, la politique, les voisins, etc… sont des griefs qui s’adressent en vérité à nos proches, à nos parents, à notre enfance, à nos premières expériences relationnelles, pour ne pas dire plus.
- Comprendre ensuite que nous avons souffert d’une incompréhension, d’une injustice, d’un abus, etc. et en retrouver la trace émotionnelle.
- Mettre en mots cette émotion car quand nous étions enfant nous n’avions ni le discernement, ni les mots, pour nommer et donc comprendre ce que nous vivions.
- Et ensuite, après analyse de la situation, réactualisation du passé et mise en mots, l’attitude juste s’imposera d’elle-même.
- Néanmoins il restera une dernière étape : agir en conséquence.
Prenons un exemple : si je me dispute avec mon mari parce qu’ il me dit qu’à cause de moi il ne peut pas travailler et que je comprends, après réflexion et analyse, que c’est exactement ce que mon père ressentait quand je suis née, car ma naissance l’a obligé à renoncer à son travail d’artiste, pas suffisamment lucratif, mon attitude vis-à-vis de mon mari va changer et je ne réagirai plus avec colère et réactivité à ses attaques parce que je comprendrais qu’il m’était donné de revivre la même injustice que celle que j’avais subie à ma naissance. Ne me sentant plus attaquée je pourrais en parler calmement avec lui, le libérer de ses projections sur moi et lui permettre d’assumer la responsabilité de sa propre vie : s’il ne travaille pas c’est qu’il ne s’en donne pas les moyens et je n’y suis pour rien. En me libérant, je le libère.
Là, où précédemment existaient en moi colère, agressivité et désir de vengeance, existe maintenant compréhension, calme, disponibilité, spontanéité et joie de vivre.
Je ne m’oblige pas à pardonner, à comprendre, ou à accepter : je vis en harmonie avec moi-même et avec l’autre par le travail fait sur moi-même.
Pour revenir à l’interview qui précède je dirai que l’identification aux valeurs morales d’une personne admirée ne permet pas d’accéder à soi-même. Ce que je veux démontrer c’est que l’apprentissage des valeurs morales reste la première étape d’un long cheminement vers soi-même. En effet il faut vivre les valeurs morales et non pas vivre selon des valeurs morales. C’est bien différent : d’un côté nous sommes dans un copier/coller, de l’autre nous sommes dans une attitude éthique, c’est-à-dire dans une intégration de ces valeurs.
Dans l’exemple de l’interview qui précéde David Servan-Schreiber nous montre qu’en s’identifiant à son père il s’est privé de vivre selon ses propres valeurs personnelles. Or, ce monsieur avait pourtant fait 10 ans de psychanalyse, mais il n’a pas pu entendre ce qu’il disait quand il parlait de son père : J’habite l’appartement dans lequel il a vécu toute sa maladie, je suis assis sur le fauteuil où il était assis, j’ai la même canne, je porte les mêmes chaussures, je suis assis à la même place à table, je regarde les mêmes films… Cela me procure un sentiment de continuité.
Comment n’a-t-il pas pu entendre qu’il était installé dans une identification telle, qu’il n’avait plus d’espace personnel où exercer sa différence, sa spécificité individuelle ?
Le sentiment de continuité dont il parle est plutôt un sentiment de similitude. Or, la similitude n’est pas la continuité et même la continuité ne transmet pas de valeurs. En fait, le message qu’il transmettra –à son insu bien évidemment car toute transmission s’opère par une relation d’inconscient à inconscient- sera : « admire ton père et renonce à toi-même ».
Il faut savoir que la transmission au sens psychologique du terme, se fait d’inconscient à inconscient. L’attitude consciente, la bonne volonté, les bonnes intentions du parent, n’entravent aucunement les transmissions négatives. Ce qui se transmet ce sont, bien entendu :
- les valeurs positives intégrées par le parent, et grâce à cela nous nous maintenons suffisamment vivant,
mais également, et cela est beaucoup moins drôle :
- les deuils non faits : manques affectifs non reconnus, haine qui n’est pas nommée, jalousie non acceptée, secrets non avoués, etc…
L’inconscient de l’enfant perçoit tout : le bon comme le mauvais, la plénitude d’une attitude juste comme la perversion d’un mensonge, d’une attitude problématique.
Les exigences du père de David Servan-Schreiber ont certainement exercé une violence sur le caractère probablement plus doux du fils. Mais en tant qu’enfant comment faire pour se faire respecter dans sa différence ? Si l’enfant n’essaie pas de coller aux exigences du père il prend le risque d’être rejeté, de n’être plus aimé et d’être ainsi mis dans une position dangereuse pour sa vie psychique : l’important étant d’être aimé « à tout prix » mais le prix à payer est parfois très cher quand il s’agit du prix de sa propre vie.
De plus, il existe un autre handicap majeur pour un enfant, c’est d’avoir un père admiré de tous. Comment, avant qu’un minimum de confiance en soi soit développé, peut-on rivaliser avec la position d’un tel père ? L’enfant est seul contre tous. Comment, dans ces conditions, oser un ressenti différent de la majorité ? L’enfant est voué à la perdition de lui-même dès le départ et aucune réussite sociale et ou professionnelle ne viendra invalider ce fait.
La réussite sociale et professionnelle n’est pas toujours la concrétisation d’une relation équilibrée à sa propre subjectivité. Le plus souvent il s’agit d’une compensation des manques affectifs par désir de se faire aimer. Ces manques affectifs resteront agissant et se manifesteront par des symptomatologies diverses et variées : de la maladie légère ou grave au rapport de pouvoir plus ou moins manipulateur. Lire à ce sujet les livres d’Alice Miller : « L’avenir du drame de l’enfant doué » et « C’est pour ton bien ».
Dans le passage de l’interview qui suit, tout est dit :
Tu sembles avoir une grande force en toi, qui t’a permis, sans doute, de mener tous tes combats. Sais-tu d’où elle te vient ?
D.S.-S. : Si c’est vrai, elle me vient de mon père.
La vie biologique lui vient de son père mais la force lui appartient en propre. Et il l’a bien démontré en se battant vingt années contre la maladie. Il ne s’agissait, dans ce cas précis, que de lui seul. Pourtant il en doute : « Si c’est vrai ». Et ne peut s’autoriser à s’en attribuer la qualité. C’est-à-dire qu’il ne se reconnaît pas une qualité propre en dehors de celles de son père. Les moralisateurs pencheront pour de la modestie, voilà encore une autre manière de se voiler la face….
Penses-tu particulièrement à lui aujourd’hui ?
D.S.-S. : Oui. Il y a une photo de lui là, sur le mur. On se regarde souvent…. Il a toujours eu des attentes assez exigeantes à mon égard. Cela me rassure de les remplir. C’est un peu comme aller mettre des cierges dans les bons endroits.
Qu’il pense à son père ou qu’il n’y pense pas, il n’en reste pas moins habité par lui.
Dans le cas qui nous occupe ici, il l’avoue tout simplement, là où d’autres s’en démarqueraient.
Et nous pouvons comprendre que cela le rassure d’obéir aux exigences de son père. Il évite la transgression, signe d’appartenance à soi-même, et la culpabilité qui en résulte obligatoirement.
David Servan-Schreiber croit qu’il vit selon des valeurs alors même qu’il est vide de lui-même : il est seulement identifié aux valeurs de son père. S’il avait osé transgresser les exigences de son père et s’opposer à lui, peut-être qu’au jour d’aujourd’hui vivrait-il exactement selon les mêmes valeurs que celles vécues par son père ; mais à la seule différence que ces valeurs-là il les aurait faites siennes, ils se les auraient appropriées, il les aurait intériorisées. Et la transmission faite alors à ses enfants serait positive.
Ainsi en est-il. Quand un être humain est identifié à un autre être humain c’est qu’il n’existe pas par lui-même. S’il adhère aux valeurs de l’être auquel il est identifié c’est qu’il n’a pas découvert ses propres valeurs. Il peut penser que les valeurs auxquelles il s’est identifié sont de bonnes valeurs, et certainement le sont-elles, mais ce qui permet d’Etre en vérité ce n’est pas d’être identifié à « de bonnes valeurs » mais de les avoir intégrées et de les vivre. Et pour cela il faut être passé par la case « transgression » de la loi familiale. « n’aies pas peur de te perdre, nous disait, en substance, Rabbi Nachman, si tu veux avoir une chance de te trouver ».
Transgresser la loi familiale signifie remettre en cause les valeurs bonnes et les mauvaises que nos parents nous ont transmises. Ce passage s’opère plus ou moins bien à l’adolescence mais parfois il ne se fait pas du tout, ou beaucoup plus tard au cours d’une thérapie. En tout état de cause il est impératif, pour l’évolution d’une personnalité que cette remise en question puisse se faire. Car la loi du clan est bien souvent très différente de la Loi avec un grand L.
L’identification ou la transgression ?
Une identification ne permet pas une intégration. Seule la désidentification permet l’intégration et l’accès à une autonomie psychique. Or, se désidentifier c’est transgresser la loi du clan. Dans la Bible il est écrit :
על-כן יעזב איש את אביו ואת אמו ודבק באשתו והיו לבשר אחד
c’est pourquoi l’être humain abandonnera (consciemment) son père et sa mère pour s’attacher à son intériorité et ensemble ils ne feront qu’une seule et même chair.
Pour qu’un abandon soit un véritable abandon il faut qu’il soit fait consciemment, il faut que cet abandon ait du sens et qu’il soit le fruit d’un processus de conscience et non d’un acte violent en réactivité à l’autre.
Cet abandon dont il est là question n’est pas un abandon physique puisqu’il est dit ailleurs que l’on doit le respect à ses pères et mères, et leur accorder le gîte et le couvert si besoin est. Il s’agit donc de l’abandon de la transmission parentale. Cet abandon n’est pas synonyme de rejet mais c’est le chemin pour pouvoir accéder à son intériorité, à sa spécificité en tant qu’être humain. Car il nous est impossible de faire Un avec nous-mêmes, avec « la chair de ma chair », si nous sommes habités par les désirs, les craintes, les interdits parentaux.
En conclusion je dirais que seul un travail sur soi en profondeur, un travail de mise en conscience de ce qui était jusqu’alors inconscient, permet d’accoucher d’une personnalité plus saine, plus juste, plus heureuse, pour le plus grand bonheur de tous.